C'est une image irréaliste, sans aucune logique, qui de temps en temps s'empare de mon esprit, aux premières heures de la nuit quand j'ai des difficultés à m'endormir.
Peut-être est-ce un rêve qui se répète...
Après mon dernier jour sur terre, j'arrive aux portes du ciel. A l'entrée, l'employé chargé de l'enregistrement veut savoir mon nom. Je demande : lequel de mes noms ? L'employé sourit patiemment et poursuit : quel est le nom de tes parents ? Je pose une nouvelle question : desquels de mes trois pères et de mes trois mères ? A cet instant apparaissent, à côté du portail du ciel, tous mes six parents : mon père qui m'a engendré et ma mère qui m'a mis au monde, d'après mes souvenirs que j'ai d'eux, qui date de mes six ans et demi ; ils moururent à Auschwitz quand j'avais huit ans. A leur côté se tiennent oncle Jules et tante Jeanne qui m'ont sauvé en France, mettant en danger leur vie et celle de leur famille afin de sauver celle d'un enfant juif, réfugié et pourchassé, tout seul et affamé. Ils ont été reconnus comme Justes parmi les Nations par Yad Vashem. Et près d'eux se trouvent mon père et ma mère adoptifs chez qui je suis arrivé après la guerre à l'âge de douze ans. Un an plus tard, ils m'ont adopté et m'ont donné l'amour de parents, une vie nouvelle, leur soutien et la possibilité de poursuivre mon existence.
Je contemple avec surprise ces six personnages. Mon père avait quarante ans quand son âme est montée au ciel en passant par une cheminée d'Auschwitz, mais je le vois maintenant plus jeune : il a saisi avec force ma petite main (j'avais quatre ans et demi) et m'a ramené rapidement à la maison : c'est la Nuit de Cristal et nous longeons la synagogue qui est la proie des flammes.
Je ne l'ai presque plus vu depuis lors : jusqu'à notre déportation, il partait dès l'aube, travaillait jusqu'à la nuit, accomplissant des travaux forcés pour l'armée allemande. Je vois ma mère me sourire avec tristesse : j'étais avec elle au camp de Gurs pendant une demi-année : elle faisait tout pour me rendre la vie plus facile, me nourrissait, me protégeait, jusqu'au jour où elle me confia, dans l'espoir que je survivrai, à des étrangers qui me firent sortir de là-bas et m'amenèrent dans différentes « planques ».
Pendant les années où je fus caché, je vécus par périodes chez oncle Jules et tante Jeanne. J'étais leur enfant en tout point, en dehors de mon vrai nom et des faux noms que l'on me donna quand on me transférait dans d'autres cachettes.
Ainsi oncle Jules et tante Jeanne ne me permirent pas de les appeler Papa et Maman. Ils m'expliquèrent qu'après la guerre, je retrouverai mes parents et je retournerai chez eux, et que je ne devais pas perdre l'espoir. C'est pourquoi, ils ne furent que brièvement mon Papa et ma Maman, mais je ne les ai jamais appelés ainsi. Ils furent très souvent en danger de mort à cause de moi et je vécus avec eux des moments difficiles – ce qui nous rapprocha encore davantage. Ils avaient l'âge qu'avaient mes parents quand je fus séparé de ma mère.
Ma mère et mon père qui m'ont donné leur nom, ont façonné mon éducation et ma personnalité. Ils m'ont transmis une manière de penser, une vision du monde. Ils avaient reçu un garçon vieilli avant l'âge, âgé de douze ans : un garçon sans racines et sans espoir, apeuré. Ils réussirent à apprivoiser un rebelle : j'étais souvent méchant, rétif, entêté. Seuls beaucoup de patience et surtout beaucoup d'amour purent combler les fossés et la distance qui nous séparaient, m'aider à reconstruire ma courte vie. Je vois mes parents là-bas aux portes du ciel, plus jeunes que mes parents qui m'ont mis au monde, plus jeunes que mes parents qui m'ont sauvé en France.
Cette vision est surnaturelle, irréelle. Tante Jeanne est encore en vie : elle aura quatre-vingt-dix ans dans deux semaines. Ma mère fêtera son quatre-vingt-cinquième anniversaire dans deux mois. Ma femme et moi, nous nous apprêtons à aller en Suisse pour être auprès d'elle ce jour-là. Et moi aussi, je suis encore sur terre, entouré d'une grande famille – une épouse bien-aimée, quatre merveilleux enfants et des petites-filles qui sont toute notre joie.
Mais dans mon imagination ou dans mon rêve, je vois mes six parents dans une clarté stupéfiante : ma mère qui m'embrasse et me gâte comme si elle savait quel serait notre sort, et mon père avec qui j'aimais me promener, aller à la synagogue, que je voyais sortir de bon matin pour toute la journée.
Je vois tante Jeanne travaillant dans la maison, dans le jardin, dans les champs, soignant dans sa maison des blessés de la Résistance, et prononçant au téléphone des phrases qui me semblent incompréhensibles. Je vois oncle Jules qui travaille dans les vignes, dans les champs, aux abattoirs, et qui conduit rapidement sa voiture noire, pleine d'hommes qui me sont inconnus.
Je vois ma mère qui, pour remettre sur les rails la vie de ce garçon indompté, encaisse mes mauvais coups et me donne un amour et une compréhension infinis. Je vois mon père qui ne savait pas manifester ses émotions me regarder avec affection. Il savait, elle savait qu'ils finiraient par réussir.
Je regarde les trois couples de mes parents ; jusqu'à ma venue, ils ne s'étaient pas rencontrés, ce sont trois mondes différents. J'ai été leur petit enfant pendant sept ans en Allemagne, quelques courtes années et de façon discontinue en France, et depuis plus de cinquante ans, je suis le fils de mes parents de Suisse : j'ai vécu avec eux pendant treize ans, jusqu'à ce que je vienne m'établir en Israël.
Et là-bas, aux portes du ciel, nous tous, tous les sept, nous baissons les yeux vers la terre : nous voyons ma femme tant aimée, nos quatre merveilleux enfants, nos ravissantes petites-filles. Et moi, làbas, au ciel, je pourrai, à partir de maintenant, parler avec tous. Je pourrai les remercier. Y a-t-il un autre enfant qui doit tant, toute sa vie, à trois couples de parents ?
Quand j'arriverai au ciel, je raconterai à mes trois pères et à mes trois mères tout ce que j'ai ressenti pendant toutes ces années. Il est tellement dommage qu'au temps où nous étions sur terre, je n'aie pas pu leur dire tout ce que j'avais dans mon coeur.
Là-bas, là-haut, tout le monde sait quels êtres merveilleux furent mes six parents.
Ehud Loeb
Août1998 /Adar 575
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